Karine J… : L’Etat condamné pour faute lourde et déni de justice

Par un arrêt récent rendu le 18 mars 2021, la Cour d’Appel de Paris a condamné l’Etat pour faute lourde et déni de justice, dans l’affaire dite Karine J..

Pour comprendre l’enjeu de cette décision, il convient de revenir sur la chronologie des faits.

Karine J. naît en 1997. Dès sa naissance, le comportement de sa mère inquiète. Un premier signalement au parquet est réalisé par le personnel soignant, qui juge la mère instable mentalement.

Finalement, en 1998, un juge des enfants est saisi et rend un jugement d’assistance éducative afin de protéger Karine. Cependant, moins de deux ans plus tard, en mai 2000, cette mesure d’assistance éducative prend fin car jugée non nécessaire.

En 2003, un nouveau signalement au parquet est réalisé, cette fois par le Centre Départemental d’Action Sociale (CDAS). Le Centre considère que Karine est en danger, livrée à elle, et a un comportement très sexualisé pour une enfant de 6 ans : masturbation en public, attouchements et tentatives de relations sexuelles avec d’autres enfants…

En 2004, suite à un nouveau signalement du CDAS, le juge pour enfant prononce une nouvelle mesure d’assistance en milieu ouvert et maintient Karine à son domicile familial.

En 2005, le service de psychiatrie adulte de l’hôpital le plus proche adresse un nouveau signalement au parquet, compte tenu de l’hospitalisation de la mère de Karine, qui place cet enfant dans une situation précaire.

En 2009, de nouveaux signalements sont réalisés (par la tante, par l’hôpital et par l’école de Karine), enclenchant l’ouverture d’une enquête de police. A cette occasion, des faits de viols et d’agressions sexuelles commis à l’encontre de Karine J. par un ami de la famille souvent présent au domicile familial sont mis en évidence.

Finalement, en 2018, la Cour d’Assise condamne cet homme pour viols et agressions sexuelles sur mineur, à trente ans de réclusion criminelle dont les deux tiers à peine de sûreté.

En parallèle, en 2016, l’oncle et la tente de Karine J., Karine J. et deux associations ont assigné l’Etat pour déni de justice et faute lourde.

Par un jugement rendu le 27 septembre 2018, le Tribunal Judiciaire de Paris rejette la faute lourde au motif que les demandes d’indemnisation sont prescrites. Cependant, ce même tribunal reconnaît l’existence d’un déni de justice compte tenu du délai de douze mois pour prendre un réquisitoire introductif. A ce titre, le Tribunal Administratif condamne l’Etat à verser la somme de 12.000,00 €.

La famille de Karine, Karine et les deux associations ont interjeté appel.

Finalement, par un arrêt rendu le 19 mai 2021, la Cour d’Appel de Paris a condamné l’Etat pour faute lourde commise au préjudice de Karine, ainsi que pour déni de justice.

La faute lourde de l’Etat français

La loi du 5 juillet 1972 a consacré la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service de la justice, service comprenant les magistrats de l’ordre judiciaire, les greffiers ainsi que tous les agents participant à des opérations de police judiciaire.

Ainsi, la responsabilité de l’Etat peut être engagée à condition de prouver l’existence d’une faute lourde.

La faute lourde doit être entendue comme toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.

En l’espèce, la Cour d’appel relève que, suite au signalement réalisé en 2003 :

« Force est de constater qu’alors, aucune investigation complémentaire n’a été menée auprès de l’établissement scolaire fréquenté par l’enfant ou du voisinage de la famille, qu’aucun examen psychologique ni gynécologique de l’enfant n’a été envisagé, ni apparemment aucune vérification auprès des services sociaux, pour contrôler la réalité de la situation, le Parquet s’accommodant, pour classer sans autre précaution ni réserve, d’une enquête exclusivement fondée sur les propos d’une enfant de six ans et de ses parents visés par la dénonciation : au regard de la nature des faits dénoncés, et quoi qu’il en soit de l’anonymat du dénonciateur, cette réaction n’apparaît ni clairvoyante, ni adaptée. »

Par ailleurs, la Cour d’appel relève une série de manquements, comme le fait que les signalements postérieurs n’ont étrangement pas enclenché d’investigations particulières, que des insuffisances avérées ont conduit les enquêteurs à ne pas approfondir les recherches et que le défaut de communication entre le juge des enfants et le Parquet a forcément participé au traitement lacunaire du dossier.

Finalement, la Cour d’appel conclut :

« La succession des insuffisances ci-dessus analysées, dans le travail d’enquête et dans la communication interservices, et le manque de clairvoyance qui a gouverné l’appréciation de la situation et les prises de décisions, constituent des fautes lourdes engageant la responsabilité de l’Etat vis à vis de Karine J... et de ses oncle et tante, victimes par ricochet. »

Ainsi, et contrairement à ce qu’a considéré le Tribunal Judiciaire de Paris, la Cour d’appel considère que l’Etat a engagé sa responsabilité puisque les services de police ont commis une faute lourde dans le traitement du dossier de Karine J..

Ensuite, la Cour d’appel caractère l’existence d’un déni de justice.

Le déni de justice de l’Etat français

En droit international, l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme prévoit : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle."

En conséquence, puisque tout justiciable a le droit d’avoir accès à la justice, le déni de justice condamne la violation de ce droit.

Le déni de justice se définit alors comme le refus pour une juridiction compétente de juger une affaire qui lui est soumise. Cependant, une définition extensive du déni de justice permet aussi d’englober la situation où un délai est particulièrement long pour obtenir un jugement.

En droit interne, l’article 4 du code civil dispose :

« Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. »

Ainsi, l’Etat est garant de l’accès à la justice pour tout justiciable, sous peine de voir sa responsabilité engagée.

En l’espèce, Karine, sa famille et deux associations ont assigné l’Etat afin de voir sa responsabilité engagée sur ce fondement, considérant que les délais pour obtenir un jugement concernant la situation subie par Karine avaient été excessivement longs et de nature à lui porter préjudice.

La Cour d’appel relève que :

« Compte tenu des éléments dont la cour dispose pour apprécier les délais de la procédure, il ne peut être utilement contesté que le délai d’un an écoulé entre le début de l’enquête et le réquisitoire introductif ait été anormalement long, comme l’a déjà relevé le tribunal qui a considéré la durée de cette phase de la procédure excessive à hauteur de dix mois après avoir constaté que les actes essentiels pour permettre au parquet de prendre position étaient accomplis fin octobre 2009. »

Par ailleurs, la Cour d’appel rajoute, par rapport au jugement rendu en première instance, que :

« De la même manière, il n’apparaît pas justifiable que neuf mois se soient écoulés entre l’ouverture de l’information et la mise en examen de M.B..., après une enquête de plus de un an et alors qu’il était parfaitement identifié, aucune difficulté pour le localiser et le convoquer ou l’interpeller n’étant alléguée : ce délai parait excessif de six mois. »

La Cour d’appel relève aussi que le délai de transmission des dossiers de seize mois a été excessif de six mois.

En conséquence, la Cour d’appel conclut que l’Etat doit être condamné pour déni de justice, puisqu’au total, les délais sont jugés excessifs à hauteur de vingt-six mois.

La réparation du préjudice par la Cour d’appel

Si les montants d’indemnisation sont évidemment sollicités par l’avocat ou les avocats des requérants, l’appréciation du juge reste souveraine.

En l’espèce, la Cour d’appel condamne l’Etat à indemniser Karine à un total de 40.000,00 € au titre de la faute lourde, et de 15.000,00 € au titre du déni de justice.

Par ailleurs, les juges condamnent l’Etat à indemniser l’oncle et la tante de Karine à hauteur de 10.000,00 € au titre de la faute lourde, et de 6.000,00 € au titre du déni de justice.

Quant aux associations, comme souvent, la Cour d’appel condamne l’Etat à leur payer la somme de 1 euro symbolique.

S’il est évident que ces indemnisations monétaires ne peuvent réparer toutes les conséquences subis par les requérants, et notamment par Karine, elles restent des sanctions à l’égard de l’Etat susceptible de faire évoluer le traitement judiciaire de certains dossiers.

Il convient, dans tous les cas, de vous rapprocher d’un avocat compétent afin d’étudier les préjudices que vous subissez peut-être par les manquements des services de la justice.

Vous avez besoin d'un avocat ? Contactez le cabinet !

Retour


Actualités juridiques